– Compte-rendu de la conférence du 25 mars 2017 –
Commémorer la Grande Guerre de 1914 à nos jours, par Stéphane Tison,
agrégé d’histoire et maître de conférences à l’université du Maine.
L’hommage aux morts pour la Patrie est un héritage de la révolution de 1789 mais avec le premier conflit mondial, il prend une ampleur jamais égalée vers 1920 pour décliner dans les années 60 avant de revenir sur le devant de la scène et sous d’autres formes depuis quelques années. En effet, la commémoration de la Grande Guerre évolue au fil des ans du rituel républicain au spectacle mémoriel.
Dans son introduction, le conférencier a repris des données de base mais sous des angles différents du discours habituel, volontairement accrocheur et parfois imagé, commençant par l’évocation de la disparition du dernier Poilu, Lazare Ponticelli (1897-2008) et la lecture d’un texte de souvenirs de combattant. La Grande Guerre a été principalement le tombeau de la paysannerie, classe sociale la plus représentée au début du siècle. La Mayenne se place parmi les départements les plus touchés avec plus de 4,6% de morts pour la France soit environ 13 000. Un jeune homme (de 20 à 40 ans) sur quatre n’est pas revenu et certaines communes affichent des pourcentages record avec 5,5% de tués pour Chailland et 7,5 pour Saint-Germain-le-Guillaume.
Des chiffres, connus mais toujours aussi marquants : Les statistiques officielles dénombrent 1 357 800 soldats français tués. 9 à dix millions de tués en Europe, 20 à 40 millions de morts sur la planète si on y ajoute la grippe espagnole…. et 30 millions de blessés. La froideur des chiffres est balayée par cette comparaisons : le défilé de la victoire du 14 juillet 1919 a duré 7 heures mais le défilé des morts européens aurait duré 3 mois, jour et nuit, sans interruption………
La spécificité de cette commémoration est celle d’un deuil de masse ; aucune famille, aucun village, aucune communauté n’ont été épargnés par les disparitions.
Ce deuil est difficile car il est fait en l’absence de rituel (enterrements sur le terrain des combats) mais aussi en raison de la jeunesse des morts, bouleversant l’ordre des générations et la logique des disparitions.
Enfin, ces commémorations impliquent l’État et s’inscrivent dans un imaginaire politique et civique.
Les commémorations sont un droit au souvenir ; « ils ont des droits sur nous » disait Clémenceau le 11 novembre 1918. Le sacrifice de ces hommes implique une reconnaissance de l’État demandée implicitement par les anciens combattants : cérémonies officielles, décorations et obtention de pensions. Les commémorations remontent à la fin du 18e siècle et se sont structurées au 19ème.
L’hommage qui se met en place pendant la guerre de 1914 est issu d’une culture guerrière. Les discours commémoratifs de la guerre de 1870 à 1918 sont basés sur la Patrie et la revanche après la défaite, l’honneur et le souvenir. La paix est assez peu présente mais les discours ne sont ni haineux ni bellicistes. Avant l’entrée en guerre, l’esprit de défense est plus affiché que l’esprit de revanche.
Ce rite national de réparation avec des cérémonies aussi nombreuses que variées (hommage et reconnaissance, cérémonies funèbres de la Toussaint, retour des régiments, remises de croix de guerre aux communes, inauguration du monument aux morts, retour des corps, fêtes de Poilus, etc..) a été imposé par les anciens combattants pendant et en sortie de guerre. Le 11 novembre va remplacer ces cérémonies qui disparaissent progressivement avant 1923 sauf dans les secteurs près du front dont la reconstruction peut repousser les cérémonies jusqu’en 1932.
En sortie de guerre, la teneur des discours change : à partir de 1920, l’évocation de la Patrie est conservée mais le souvenir des morts domine. La gloire, l’honneur, le sacrifice cèdent progressivement le pas à la ténacité et à la souffrance des combattants, à la paix et à la « der des der ». Dès les années 30, les tensions internationales provoquent un appel à l’union face au danger hitlérien.
Dans les monuments nationaux, l’individu est effacé même si, en 1915, est reconnu le droit d’avoir une tombe personnelle. Les tombes individuelles sont uniformisées ; seul apparaît selon les termes de la loi, le nom et le numéro de régiment contrairement aux tombes personnalisées réalisées pendant la guerre avant que les cimetières militaires soient organisés par l’État.
A partir de 1945, la mémoire de la Grande Guerre va progressivement s’effacer jusque dans les années 90. En effet cette mémoire a été surexploitée par le régime de Vichy qui a tenté de récupérer les mouvements d’anciens combattants comme instruments politiques. Ceux qui y ont adhéré ont été discrédités à la Libération, projetant ce discrédit sur l’ensemble malgré tous ceux qui ont combattu l’occupant. D’autre part, avec la seconde guerre mondiale, le héros est devenu résistant ou libérateur. Il n’en demeure pas moins que le 11 novembre reste une fête nationale plus importante que le 8 mai.
L’indifférence s’installe dans les années 70 : le Poilu est un personnage dépassé, obsolète, radoteur. Le rejet du guerrier, de l’armée, lié à un discours pacifiste se retrouve dans la littérature, le cinéma, les spectacles et se traduit par l’amertume des anciens combattants. L’accent politique est mis sur la réconciliation franco-allemande : la convention de juillet 66 permet à des familles allemandes de faire le voyage en France sur la tombe des leurs aux frais de l’État français soit environ 1000 voyages par an.
Le rejet mémoriel s’insinue progressivement à partir des années 90 : évolution géopolitique en Europe qui provoque des interrogations sur les origines de la Grande Guerre (Sarajevo 1914 et 1991) , passage du droit au souvenir au devoir de mémoire ,passage de la culture du héros à celle de la victime. Il est soutenu par la littérature, le cinéma, la bande dessinée antimilitariste voire marxiste (Jacques Tardi). La figure du fusillé devient emblématique. Chez les historiens, deux tendances (JJ. Becker, S. Audoin, A Becker / R. Cazals, F. Rousseau, N. Offenstadt) s’affrontent avant d’en arriver à un modus vivendi reconnaissant un mélange des deux : si les soldats ont tenu c’est parce qu’ils avaient une conscience patriotique forte mais aussi parce qu’ils étaient pris dans la structure militaire. La question des 670 fusillés pour l’exemple est soutenue par les deux camps politiques droite-gauche. Ce débat s’est apaisé en raison de l’étude au cas par cas demandée en 2008 faisant la différence entre un refus d’obéissance et un crime de droit commun.
Aujourd’hui la commémoration officielle attire peu de monde mais la mémoire du conflit est transmise par les associations et surtout par la mise en valeur de sites mémoriels qui prennent le relais des anciens combattants disparus. L’État est moins présent laissant l’initiative aux collectivités territoriales, associations et particuliers. La mise en spectacle de la guerre se développe depuis une dizaine d’années ; reconstitutions historiques, sons et lumières, balades, visites guidées, musées.
Et après le centenaire ? Que deviendra le souvenir ? Naissance d’un mythe fondateur d’une Europe ? Un projet de demande de classement de 90 sites français au patrimoine mondial de l’UNESCO pérenniserait le souvenir, la mémoire de la Grande Guerre. Le 11 novembre 2014, l’inauguration de l’anneau de la mémoire de Notre-Dame-de-Lorette, premier monument international, élargit l’idée de la mémoire en inscrivant par ordre alphabétique les noms de plus de 600 000 hommes de toutes nationalités, tombés sur les fronts de l’Artois.
Compte-rendu : M. Guéguen, J. Poujade. Photos M. Fleury.