Michel Denis

MICHEL DENIS (1931 – 2007)

Président d’honneur de la SAHM

Professeur au Lycée Ambroise-Paré de Laval

Professeur à l’Université de Rennes 2

Président de l’Université de Rennes 2

Président du Conseil National des Langues et Cultures Régionales

Directeur d’études à l’Institut d’Études Politiques de Rennes

Il est hors de propos pour moi de  » raconter  » Michel Denis, encore moins de m’approprier les moments que nous avons partagés : le seul moyen de respecter son incomparable talent et l’étonnante diversité de sa personnalité, c’est de laisser la parole à celui qui fut un grand historien de la Mayenne et de la France de l’Ouest, l’enthousiaste témoin de l’Histoire en marche, le pédagogue au service d’un idéal de paix sociale.

 

Le grand historien de la Mayenne et de la France de l’Ouest

Les royalistes de la Mayenne et le monde moderne (XIXe-XXe siècles), publié en 1977 aux éditions Klincksieck, la thèse de doctorat de Michel Denis, a été à l’époque une révélation et est toujours considéré comme l’une des bases incontournables de l’analyse d’un milieu original qui alliait la domination politique dans un contexte national délicat, la domination économique renforcée par le chaulage des terres, un genre de vie à demi-bucolique. Il ne s’agit jamais d’une approche simpliste, sous l’empire du flou, mais d’un livre rare où la précision nuancée résulte d’années de recherches non seulement aux Archives départementales ou dans les journaux, mais encore dans les fonds privés, ces  » papiers de famille  » que Michel Denis allait chercher dans le secret des châteaux de la Mayenne.

Cet ouvrage est trop riche pour qu’on en donne un simple résumé. Les extraits qui suivent sont tirés d’une conclusion où l’auteur multiplie les références, non pour justifier quelque condescendance, mais parce que tous ces ouvrages (la bibliographie compte à elle seule 35 pages !), il les avait lus, assimilés, passés au crible de son esprit critique.

D’une façon générale d’ailleurs le cas mayennais permet de souligner qu’à l’époque des  » bourgeois conquérants  » il a existé toute une France nonbourgeoise, ou plus exactement une France aux bourgeois non-conquérants, trop souvent négligée par l’historien comme non-porteuse d’avenir. Faut-il parler d’une France noble ? l’expression serait séduisante mais l’aristocratie mayennaise, aux origines complexes, est trop différente de l’univers proustien ou de  » l’ethnie mondaine  » que décrit aujourd’hui François de Negroni pour qu’on laisse se perpétuer la confusion. Je préférerais parler d’une France châtelaine pour évoquer à la fois le lieu, le signe et la source de l’autorité, le sommet de la hiérarchie sociale, le foyer du progrès économique de la communauté rurale. C’est ce que la propagande républicaine a longtemps appelé la France des hobereaux, mais le mot est injuste parce qu’à travers de petits oiseaux de proie il évoque des propriétaires superbes et durs aux pauvres ; or au XIXe siècle l’exploitation la plus pesante n’est sûrement pas leur fait et les plus riches savent souvent qu’ils ont à se racheter de l’être.

D’un autre côté l’histoire des royalistes mayennais incite à s’interroger sur la notion de développement. De la même façon qu’on n’explique plus par le retard – comme le faisait dans les années 1950 l’économiste Arthur Lewis – les difficultés des pays du tiers-monde, impossible à régler en terme de rattrapage, on ne peut plus continuer à voir dans la France rurale, royaliste et catholique du siècle dernier un secteur arriéré, tenu par une  » armée en retraite  » – comme disait André Siegfried – il n’y a pas un modèle français de modernisation qui serait fourni par les zones industrialisées, urbanisées, républicaines et plus ou moins déchristianisées, un secteur avancé vers l’imitation duquel tendrait à plus ou moins longue échéance tout le reste du pays : les disparités régionales semblent au contraire s’être accrues au cours du XXe siècle, au point de constituer l’un des problèmes majeurs de la vie du pays depuis le cri d’alarme lancé par Jean-François Gravier. Le cas mayennais suggère, sur le plan historique, deux éléments d’explication.

D’une part l’Ouest considéré comme passéiste n’est nullement bloqué mais il évolue différemment, sans qu’on puisse invoquer un réel handicap de départ ou des permanences et s’abriter derrière un primitivisme en fait mythique, et sans qu’on puisse davantage se fonder sur des différences de tempérament car les propriétaires bas-manceaux de métairies peu rentables n’ont pas été plus indolents que les actionnaires lyonnais d’une industrie chimique triomphante. L’origine de l’altérité de l’Ouest semble se placer plutôt au niveau de l’accumulation primitive du capital : ce n’est pas que l’argent fasse spécialement défaut mais, sous l’influence des idées reçues dans la classe dominante de 1815, ses détenteurs l’immobilisent dans la terre puis dans la pierre, plutôt que dans l’industrie considérée comme activité seconde. D’autre part la France verte ainsi conçue prend très vite le visage d’une utopie sous les railleries et les coups du monde moderne : sa relative cohésion interne – sensible au début du XIXe siècle – et l’absence de visées expansionnistes qui en résulte la livrent, décontenancée, à l’agressivité de projets plus dynamiques dont elle devient finalement la proie, non sans luttes.

Victoire ? défaite des royalistes mayennais ?  » Ces mots n’ont point de sens, explique Antoine de Saint-Exupéry. La vie est au-dessous de ces images, et déjà prépare de nouvelles images « .

L’histoire de la Mayenne lui est redevable aussi de nombreux articles et de deux ouvrages-référence : l’un personnel (L’Église et la République en Mayenne – 1896-1906, Paris 1967), l’autre collectif (La Mayenne des origines à nos jours, 1984).

Bien que très attaché à la Mayenne, il était devenu le grand historien  » contemporainiste  » de la Bretagne où il avait multiplié avec le même bonheur communications, articles, ouvrages parmi lesquels nous retiendrons Rennes, berceau de la Liberté en 1989 aux éditions Ouest-France et plus récemment encore, malgré la maladie, la direction avec G. Aubert et A.

Croix d’une remarquable Histoire de Rennes (PUR, 2006). Et ceci sans oublier l’excellent 1789 : les Français ont la parole, cahiers des États généraux présentés par Michel Denis et Pierre Goubert (Paris 1964) qui a été le livre de chevet de tant d’étudiants et de professeurs d’Histoire.

Le témoin de l’Histoire qui se fait

Sa compétence reconnue l’appelait parfois loin de ses bases bretonnes. Lors d’un colloque international à Séville en 2005, Michel Denis, dans son intervention sur l’importance de la culture dans la construction d’une identité de l’Arc Atlantique, avait montré à la fois une très large culture et l’intérêt que l’historien portait à la construction d’un monde en mouvement.

Sa remarquable culture faisait la place qu’ils méritaient aux Celtes, aux Plantagenêts, aux contacts avec le Nouveau Monde sans chercher à privilégier certains des acteurs par rapport aux autres, sans chercher à faire de l’Europe atlantique l’initiatrice unique des Amériques. Et en historien de l’Actuel il osait se risquer dans une analyse remarquable et même dans une prospective portant sur une partie du monde en gestation.

Quelques extraits de cette conférence montreront clairement le travail de l’historien, un sens inégalé de la nuance, un souci permanent de tolérance et la capacité à dominer un sujet sans que ce soit un banal  » survol « .

En conclusion je voudrais vous confier l’une de mes aspirations : combler un manque ! Lorsque j’égrène la liste de mes appartenances – car la pluriappartenance est le destin de l’individu aujourd’hui – il y a une expression qui ne me vient pas spontanément à l’esprit. Je pense à préciser que je viens de Rennes, que je suis originaire du pays gallo, que je suis Breton, Français, Européen et bien sûr citoyen du monde, mais je ne dis jamais que je suis d’Atlantique. Le jour où nous serons nombreux à glisser cette formule dans nos présentations respectives, le pari des initiateurs de l’Arc sera gagné. Le sentiment vécu d’avoir des traits culturels communs aux peuples européens riverains de l’Océan entraînera le sentiment de partager aussi des intérêts économiques et l’envie de contribuer à l’amélioration du développement de l’ensemble. Les décideurs qui oeuvrent en faveur de la correction des inégalités se sentiront soutenus par des courants d’opinion et trouveront des coopérations spontanées à la base.

Mais attention ! La culture supporterait mal d’être  » convoquée  » au service de l’économie. Ce ne sont pas les retombées financières attendues d’un programme d’action culturelle qui peuvent constituer pour les collectivités territoriales un critère décisif pour l’attribution d’une aide. Du point de vue qui m’a intéressé ici, les seules questions acceptables seraient celles-ci : le programme en question contribue-t-il au renforcement d’une compréhension entre régions de l’Arc ? Nous fait-il mieux comprendre les ressemblances (ou les différences !) qui existent entre nos voisins et nous ? Nous fait-il sortir des risques d’enfermement sans pour autant fragiliser nos spécificités ?

Quel rôle pour les sociétés savantes demain ?

Chacun sait le rôle que Michel Denis a joué non seulement à la SAHM, mais plus encore à Rennes et dans la France de l’Ouest : des conférences certes, mais aussi l’aide que le grand spécialiste de l’histoire contemporaine ne dédaignait pas d’apporter aux néophytes.

Sa vision du rôle des sociétés savantes avait fait l’objet d’une brillante conférence que nous avons tous gardée en mémoire : L’avenir de notre passé : mémoire et patrimoine au 21e siècle, le 20 janvier 2001. En voici la teneur au travers de courts extraits relatifs à demain, donc déjà à aujourd’hui.

Le monde change : la société savante peut-elle l’ignorer ?

Auparavant le monde c’était une sorte de donnée abstraite finalement ; les hommes étaient répartis à travers des États, à travers des nations ; aujourd’hui ils sont conditionnés, leur avenir est conditionné par le monde entier.

[…] Pour notre activité cela me semble avoir deux conséquences majeures qu’il est d’ailleurs facile de lier. D’une part, première conséquence : la globalisation entraîne l’ébranlement des identités. Et, deuxième conséquence : en réaction spontanée contre la mondialisation et en réaction à l’ébranlement des identités, nous avons tendance depuis quelques années à tout patrimonialiser […].

Or l’un des phénomènes des temps nouveaux c’est que la relation des hommes avec le territoire a désormais changé. Il y aura de moins en moins de gens à propos desquels on pourra dire qu’ils auront construit leur personnalité dans un seul endroit. L’urbanisation, résultat d’un exode rural, a déraciné beaucoup de gens. Il y a donc des ruraux d’origine qui sont devenus des urbains, quitte à se  » rurbaniser  » en retournant habiter la campagne.

Ils ont changé plusieurs fois de lieux et puis il y a dans l’ensemble de la France des millions de gens qui sont les héritiers directs de parents immigrés et qui, eux aussi, ont un problème d’identité […].

Le problème c’est de rétablir le lien, non seulement chez les décideurs mais aussi chez les simples citoyens, entre leur présent, le passé qui n’est pas forcément le leur, qui n’est pas forcément celui de leurs ancêtres, mais le passé

du milieu dans lequel ils vivent et dont ils sont momentanément les héritiers quel que soit leur lieu de naissance, et tout cela pour construire un avenir.

Quel rôle pour la société savante ?

Or, je suis persuadé que les sociétés savantes auraient un rôle social à jouer. Je ne vois pas exactement comment nous allons nous transformer en missionnaires les uns et les autres, pour aller expliquer aux adolescents de l’autre bout de la ville, qu’il faut qu’ils se sentent les héritiers de leurs ancêtres, qui ne sont pas leurs ancêtres sans doute, de ceux qui les ont précédés, et qu’ils se sentent Lavallois et ce qu’est Laval finalement à travers le temps et quel rôle ils peuvent jouer pour transformer Laval, compte tenu de ce que cette ville a été. Cela peut être aussi le département, la région. […] C’est un bouleversement ; au lieu de nous réunir dans un amphithéâtre, en association de bonne compagnie, cela suppose que nous retournions complètement nos ambitions parce que si ce n’est pas fait c’est trop tard […].

L’autre suggestion que je voulais faire c’est qu’il faut que nous définissions pour les temps à venir une attitude nouvelle, aussi intelligente que possible, à l’égard du patrimoine […].

Il faut que les sociétés savantes dont les membres sont sensibles à ces choses- là, en discutent. Ne pas s’en tenir à la contestation, il faut argumenter. C’est plus difficile. Toutes les sociétés savantes ont eu tendance à criailler une fois les choses faites. Il faut trouver les moyens de modifier la décision, de la rendre plus humaine avant qu’il ne soit trop tard.

Ces nouveaux rôles (la mémoire et le patrimoine considérés autrement dans un contexte social en mutation) impliquent des changements dans l’organisation même de la société savante :

Et c’est pourquoi il faudrait sans doute manifester plus d’exigence dans la représentativité. Alors la représentativité ? Le président, les membres du bureau, oui, mais à condition qu’à certains moments l’association en tant que telle discute aussi, parce que si ce sont uniquement des  » notables  » du bureau ou du conseil d’administration qui expriment le point de vue de la société, cela n’aura pas de poids… Cela suppose donc aussi un changement dans notre mode de fonctionnement.

L’historien éminent, le témoin de son temps, le citoyen à la recherche d’un consensus social, tel était Michel Denis, un insatiable curieux, un homme de conviction mais jamais fermé au dialogue, un exemple de courtoisie…

UN HOMME LIBRE.

JACQUES SALBERT

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