Une technique au service de la connaissance du patrimoine mayennais
par Yannick Le Digol et Nicolas Foisneau
Principes et méthode de la dendrochronologie
(Y. Le Digol).
La dendrochronologie est une méthode de datation précise basée sur l’analyse des cernes annuels de croissance des arbres.
Chaque année, les arbres fabriquent un cerne. En comptant le nombre de cernes sur la tranche d’un arbre abattu, on peut déterminer l’âge de cet arbre.
La largeur des cernes varie en fonction du climat de l’année.
On remarque dans la croissance des arbres d’une même région des accidents climatiques qui servent de point de repère pour remonter progressivement dans le temps grâce à des bois toujours plus anciens mais partiellement contemporains.
Les mauvaises années créent des rythmes caractéristiques et constituent un véritable « code barre » propre à une période, une région et une espèce.
Dans l’absolu, la datation d’une structure de bois requiert 10 à 15 échantillons par phase de construction.
Dans les faits, moins sont parfois nécessaires lorsque les référentiels du secteur géographique sont suffisants (comme en Mayenne).
Les bois comportant de l’aubier voire un cambium sont essentiels si l’on veut dater précisément une structure. Le prélèvement est obtenu à l’aide d’une carotteuse montée sur une perceuse électrique.
En laboratoire, les échantillons sont préparés par surfaçage de la partie transversale à l’aide d’un cutter, puis les largeurs de cernes sont mesurées au 1/100e de millimètre.
Les séries de cernes sont ensuite transformées en graphiques de croissance pour permettre leur comparaison et vérifier les propositions de datation sur les référentiels.
Des calculs mathématiques et statistiques effectués à l’aide de logiciels appropriés permettent de sélectionner les périodes de plus forte ressemblance entre le référentiel dendrochronologique et les séries à dater.
Dans le meilleur cas, lorsque le dernier cerne est présent, la dendrochronologie permet de dater à la saison près l’abattage de l’arbre. Par extension, on peut dater la mise en œuvre des bois dans la structure et la structure elle-même car les bois étaient utilisés verts, comme l’ont prouvé les textes anciens, la dendrochronologie et l’archéologie du bâti.
Lorsque les bois sont équarris ou débités, une partie de l’aubier disparaît. Il reste malgré tout possible de proposer une fourchette de datation car nous savons, par exemple, que les chênes français disposent d’un nombre de cernes d’aubiers compris entre 4 et 34.
Lorsque l’aubier est en revanche totalement absent, seul un terminus post quem peut être proposé.
Toutefois, par comparaison avec les bois présentant un cambium ou de l’aubier, il est parfois possible de rattacher ces éléments à une phase d’abattage précise.
Les apports de la dendrochronologie à la connaissance du patrimoine mayennais
(N. Foisneau).
La dendrochronologie offre le moyen de résoudre certaines questions liées à l’étude du bâti ancien.
Elle a été utilisée à une échelle significative dans le cadre de l’inventaire du patrimoine de l’ancienne communauté de communes d’Erve et Charnie (territoire situé autour de Sainte-Suzanne).
Les chercheurs de l’inventaire, Christian Davy et Nicolas Foisneau, étaient confrontés à un habitat ancien, mais difficile à dater en raison des transformations qu’il a subies au 19e et à la fin du 20e siècle.
Les charpentes étaient souvent les parties les moins transformées des édifices. Le recensement des différents types de charpente utilisés et leur datation est donc apparue comme le moyen de progresser dans la datation de ce bâti.
D’autre part, un nombre significatif de constructions modestes conservaient, chemisés dans des murs de maçonnerie, des poteaux de bois qui pouvaient être les vestiges de constructions en bois ou en torchis. La datation de ces structures pouvait donner l’occasion d’appréhender le passage autour de Sainte-Suzanne d’un mode de construction (le bois) à un autre (la pierre).
Les principaux acquis de la dendrochronologie en Mayenne – hors Laval – résultent de ces problématiques, qui ont pu à l’occasion être élargies à d’autres parties de la Mayenne. On peut les rassembler sommairement en quatre rubriques :
1 -Les types de charpentes et leur datation.
a -La charpente à chevrons formant fermes.
Les chevrons font partie des fermes de charpente et supportent en même temps la couverture. Les fermes principales alternent avec des fermes secondaires.
La charpente la plus ancienne datée est située sur le chœur de l’église de Saint-Léger (1225-1226).
Le type évolue au 14e siècle par l’ajout d’un contreventement simple (panne sous-faîtière au prieuré de Vaiges, 1334-1337, panne faîtière rue de la Poterie à Saint-Jean-sur-Erve) puis dans la 2e moitié du 15e siècle avec l’apparition d’un contreventement double (panne faîtière et panne sous-faîtière reliées par des croix de Saint-André : prieuré de Vaiges, 1467-1488, nef de l’église de Saint-Léger, 1485-1497).
Il se maintient sur les églises et l’habitat des élites sociales jusqu’au début du 18e siècle (logis du château de Sainte-Suzanne, 1607-1608, manoir de la Grasselière à Thorigné-en-Charnie, 1701-1702).
b – Les charpentes à pannes.
Des pannes intermédiaires (sur les pans) relient les fermes entre elles. Ce type apparaît à la fin du 14e siècle autour de Sainte-Suzanne et connaît un développement considérable aux 16e et 17e siècles dans toutes les catégories d’édifices. Il se divise en 2 sous-types :
– La charpente à fermes et à pannes : les pannes intermédiaires sont positionnées entre les chevrons et les arbalétriers. Le premier exemple daté en est la charpente d’un logis modeste situé à Bouillé à Torcé-Viviers-en-Charnie (1389-1395). Ce sous-type perdure jusqu’à la période contemporaine.
– La charpente à pannes sous chevrons porteurs : à la fois à chevrons porteurs et à pannes intermédiaires. Celles-ci sont positionnées sous les chevrons et reposent sur une encoche pratiquée dans le faux-entrait. Le premier exemple daté est à la Massuardière à Vaiges (1493-1494). Ce sous-type n’est plus utilisé après le début du 18e siècle (dépendance de la Croisnière à Saulges, 1688-1689, la Bidaudière à Vaiges, 1699-1700)
c -La charpente à fermes portique.
Elle est dotée d’entraits retroussés qui permettent de libérer la partie basse des combles des entraits qui entravaient la circulation. Elle apparaît tardivement dans le territoire de Sainte-Suzanne, au 18e siècle (alors qu’elle est connue par les traités depuis la première moitié du 17e siècle) et devient hégémonique au 19e siècle et dans la première moitié du 20e.
2 – L’habitat rural à structure de poteaux de bois.
22 bâtiments modestes possédant ce type de structure ont été repérés autour de Sainte-Suzanne.
5 ont fait l’objet de datations par dendrochronologie :
1 structure est datée de la fin du 14e siècle (logis modeste situé à Bouillé à Torcé-Viviers-en-Charnie),
les 4 autres de la 2e moitié du 15e siècle. Dans 2 cas, une seconde phase correspondant à la mise en place de planchers et de cheminées, contemporaine de la reconstruction des murs en pierre, a pu être datée : 1531-1557 au Clou à Torcé-Viviers-en-Charnie, 1580-1585 à la Bidaudière à Vaiges
On peut en déduire que, dans le territoire situé autour de Sainte-Suzanne, la reconstruction du bâti modeste (fermes, maisons) pendant et juste après la Guerre de cent ans s’est faite en bois : les édifices étaient construits au moyen de poteaux, avec un remplissage de torchis, de planches ou de branchage. Au 16e siècle, s’est opérée la « révolution de la maçonnerie » : les édifices principaux des fermes ont dès lors été construits en pierre.
3 – L’évolution de l’architecture des manoirs.
En Mayenne, comme en Normandie et en Anjou, les logis des seigneurs ruraux ont connu une importante mutation à la fin du Moyen Age : des manoirs caractérisés par une grande salle seigneuriale formant un vaisseau sous charpente, on est passé aux manoirs à tour d’escalier hors-œuvre. Le recours à la dendrochronologie a permis de commencer à préciser, dans le département, le passage d’un type à l’autre.
Plusieurs constructions à salle sous charpente ont pu être datées.
Au 14e siècle, leur grande salle pouvait se trouver de plain-pied, comme à Sacé à Bonchamp-lès-Laval (1335-1356), ou à l’étage comme au logis prieural de Vaiges (1334-1337) ou à la Butte-Verte à Sainte-Suzanne (1385).
A la Grande-Courbe, à Brée, le rétrécissement et la surélévation de la grande salle s’accompagne encore de la mise en place d’une charpente apparente entre 1413 et 1423, tandis que le nouveau logis est doté d’une tour d’escalier en 1477-1478. On peut donc situer le passage d’un type de manoir à l’autre au milieu du 15e siècle.
Par ailleurs, la datation des charpentes et des planchers du manoir de la Gripassière à Sainte-Gemmes-le-Robert (1541), permet d’observer la permanence du décor gothique dans une phase avancée du 16e siècle.
4 – La question des châteaux.
Plusieurs charpentes de châteaux mayennais ont pu aussi être récemment datées par dendrochronologie. Ces études ne sont pas assez nombreuses pour apporter les moyens d’une synthèse sur le sujet. Mais elles permettent de préciser ou de corriger les monographies souvent anciennes consacrées à ces édifices.
Dans le cas du logis du château de Sainte-Suzanne, la datation obtenue (1607-1608) confirme le rôle de Guillaume Fouquet de la Varenne dans la reconstruction de l’édifice.
Dans celui du château de Montecler à Chatres-la-Forêt, elle vient au contraire bouleverser la chronologie admise : la construction du château est vieillie de 40 ans (1564-65 pour le corps principal).
Au-delà de l’étude du bâti, le travail mené sur Sainte-Suzanne et des ses environs a permis aux chercheurs (Vincent Bernard et les archéologues membres de la société Dendrotech) de développer une approche dendro-archéologique des bois de construction, mettant en évidence l’évolution des techniques et des modes d’abattage, d’équarrissage et d’abattage et l’évolution des pratiques sylvicoles, du bois des taillis sous futaies au bois de bocage, sous la pression de l’utilisation du bois de forêt pour la métallurgie.
Photos charpentes : Région Pays de la Loire – Inventaire général.
Photos conférence : M. Fleury.