– Compte-rendu de la conférence du 31 mars –
Le sanctuaire de Juvigné (Mayenne) :
aménagements et pratiques rituelles de l’âge du Fer à l’époque romaine
par Stanislas Bossard
Implanté aux marges de la cité antique des Aulerques Diablintes, le sanctuaire de la Fermerie/Mérolle à Juvigné constitue l’un des principaux anciens lieux de culte païen de la Mayenne, fréquenté durant plus de quatre siècles avant l’avènement du christianisme.
Dès les années 1980, les labours effectués dans les champs de l’exploitation agricole de la Fermerie ont entraîné l’exhumation de tuiles en terre cuite, de monnaies gauloises et romaines, de figurines métalliques, de fibules ou encore de fragments d’épées en fer. À la suite de ces premières découvertes, des sondages archéologiques ont été entrepris entre 1987 et 1989 sous la direction de Jacques Meissonnier : ils ont permis de confirmer l’existence de diverses structures antiques. Dès lors, l’hypothèse d’un sanctuaire fondé par les Gaulois et abandonné à la fin de l’Antiquité a été proposée.
À l’issue d’une reprise documentaire du site réalisée dans le cadre d’un travail universitaire préparé en 2013-2014, une nouvelle opération de fouille programmée a été menée en 2016, sous la responsabilité scientifique de Stanislas Bossard et Yann Dufay-Garel. Plus de 700 m² du lieu de culte antique ont été de nouveau explorés durant cette campagne. La fouille des vestiges a par ailleurs été complétée par une couverture géophysique de l’ensemble du site : cette méthode non destructrice a révélé l’emplacement des limites du sanctuaire, qui n’avaient pour l’essentiel pas encore été repérées.
Le lieu de culte de Juvigné est fondé vers le début du IIe s. av. n. è. dans les confins occidentaux du territoire du peuple gaulois des Aulerques Diablintes. Situé à l’écart des agglomérations gauloises connues, probablement en pleine campagne, il est aménagé sur un terrain schisteux qui prend place au sein d’un paysage au relief peu marqué, à distance des cours d’eau. Comme souvent pour les sanctuaires antiques, les raisons qui ont présidé au choix de son emplacement demeurent inconnues. La chronologie et les aménagements du sanctuaire gaulois restent également difficiles à caractériser : les constructions de bois et de terre n’ont laissé que peu de traces, parfois détruites par les occupations postérieures.
Durant la période gauloise, l’espace sacré est délimité par une enceinte monumentale composée d’un fossé de plan quadrangulaire, le long duquel s’appuie, à l’intérieur de l’enclos, un talus édifié à l’aide des sédiments extraits lors de son creusement. L’aire sacrée ainsi circonscrite s’étend sur une vaste surface de 3 500 à 4 000 m². Au sein de ce grand enclos, dans sa partie centrale, des trous de poteaux, des fosses de taille variable et un niveau de limon brun riche en mobilier gaulois fragmenté ont été mis au jour en 2016. L’organisation assez lâche de ces structures, qui se poursuivent au-delà des limites de fouille, n’a pas permis d’identifier clairement l’emplacement de bâtiments.
Les artefacts relatifs à la phase gauloise du sanctuaire, découverts depuis les années 1980, sont abondants et variés : ils constituent pour la plupart des offrandes déposées à la divinité des lieux, notamment des armes (épées, fourreau d’épée, éléments de lances en fer), des parures (fibules métalliques, perles en verre, bracelets en verre ou en bronze) et peut-être quelques monnaies. La mise au jour de nombreux vases en terre cuite (pots, jattes, bols, amphores à vin italiques) ainsi que de plaques de cuisson confectionnées à l’aide de ce même matériau renvoie à des pratiques culinaires : des mets ont été préparés dans l’enceinte cultuelle, à destination des dieux (offrandes alimentaires), voire des hommes (banquets collectifs). Ces différents objets, une fois qu’ils ont été manipulés ou déposés au sein du sanctuaire, n’ont plus quitté l’espace sacré, où ils ont été ensevelis dans des fosses creusées à cette occasion, ou bien brisés et répandus sur le sol.
Au lendemain de la conquête romaine des Gaules par le général Jules César, le sanctuaire de Juvigné continue d’être fréquenté, vraisemblablement sans interruption. Son importance dans la vie religieuse des Diablintes est probablement à l’origine des travaux de réaménagement qui l’ont transformé au cours des siècles suivants ; durant l’époque romaine, il correspond très probablement à l’un des principaux lieux de culte publics de la cité gallo-romaine diablinte, toujours localisé en milieu rural, à distance des agglomérations. Aucun document ne permet malheureusement d’identifier le dieu ou de la déesse honoré(e) à Juvigné dans l’Antiquité.
Si les structures datées de la fin du Ier s. av. n. è. et du début du Ier s. de n. è. n’ont pas encore été repérées, le mobilier rattaché à ce début de l’Empire romain est relativement riche au sanctuaire de Juvigné ; il témoigne de l’évolution des pratiques rituelles inhérente à la romanisation progressive des Gaules et aux transformations profondes qui affectent les cultes à partir de l’époque augustéenne. Ainsi, tandis que les armes disparaissent du sanctuaire probablement dans le courant du Ier s. av. n. è., le dépôt de parure se poursuit, sous des formes nouvelles (fibules gallo-romaines, perles en verre), et la vaisselle en terre cuite ou en verre devient moins fréquente. En parallèle, l’apport de monnaies au sein du lieu de culte connaît un accroissement sans précédent sous l’empereur Auguste, et dans une moindre mesure jusqu’au règne de Claude : de nombreuses pièces romaines (républicaines et impériales) mais aussi gauloises – puisque le numéraire gaulois est resté en circulation durant plusieurs décennies après la conquête césarienne – sont offertes à la divinité de Juvigné. Parfois, elles sont mutilées, acte de sacrifice qui consiste à entailler la pièce à l’aide d’un instrument tranchant, ou de la marteler, afin de la consacrer aux dieux. Les offrandes datées de l’époque romaine comprennent également des statuettes métalliques et en terre cuite, découvertes pour la plupart dans les années 1980.
La pétrification du sanctuaire, reconstruit en dur, débute au plus tôt dans le courant du Ier s. de n. è., mais les éléments de datation font défaut pour les principales constructions maçonnées gallo-romaines. Au cœur du lieu de culte, un premier temple de plan circulaire est érigé, remplacé quelques décennies plus tard par un temple de forme rectangulaire, doté alors d’une pièce centrale pour la statue de la divinité et d’une galerie périphérique pour accueillir les fidèles. L’élévation de ces deux bâtiments successifs demeure très mal connue, puisqu’ils ne subsistent qu’à l’état de fondations, en grande partie récupérées après l’abandon du site. Quant à la clôture du sanctuaire, le fossé d’origine gauloise reste en activité au début de l’époque romaine, avant d’être remplacé – au plus tôt à la fin du Ier s. de n. è. – par une enceinte maçonnée, doublée à l’est par deux galeries qui marquent la façade principale et l’entrée du sanctuaire.
Abandonné dans le courant du IIIe s. ou de l’IVe s. de n. è., le sanctuaire de Juvigné est resté durant plusieurs siècles à l’état de ruines, progressivement démontées : le site sert de carrière de pierre dès la fin de l’Antiquité ou le début du Moyen Âge. Des tessons de céramique découverts dans les tranchées creusées pour récupérer les fondations du temple le plus récent indiquent que ces extractions de matériau se sont poursuivies jusqu’à une période récente, soit entre le XVe et le XVIIIe s. Depuis, le site a été mis en culture et a subi les ravages des labours agricoles qui ont en grande partie détruit les niveaux archéologiques antiques.
Stanislas Bossard