CONFÉRENCE DU 30 MARS 2019 : le monde négociant lavalloisau VIII siècle, un microcosme

Les exemples des familles Matagrin et Duchemin de Beaucoudray

David AUDIBERT, Docteur en histoire moderne de l’Université du Maine,
Chercheur associé au laboratoire TEMOS (TEmps, MOnde, Sociétés), FRE CNRS 2015.

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Ville d’importance moyenne au XVIIIe siècle, Laval se caractérise alors par une activité manufacturière de premier ordre, essentiellement concentrée autour de la fabrication et du commerce des toiles. Ces précieuses marchandises sont exportées dès le XVIe siècle vers l’Espagne et, de là, probablement en Amérique. Compte-tenu de l’importance de cette activité, un groupe de grands marchands s’est développé dans la cité, des marchands chargés de l’achat, du blanchissage puis de la commercialisation des toiles à l’échelle internationale : il s’agit des négociants. L’objet de cette communication était de s’interroger, à travers les exemples de deux familles en particulier, sur l’histoire sociale de ces personnes – en étudiant notamment leurs origines, autant géographiques que sociales, leurs unions, leurs relations sociales, leur fortune et leur mode de vie – afin de mesurer le degré d’ouverture de ce groupe.

Nombre de négociantsAppréhendée essentiellement grâce aux sources fiscales, la composition numérique du monde négociant lavallois au XVIIIe siècle est assez restreinte. Il s’agit d’un groupe de 65 à 75 personnes, soit une infime minorité de la population. On dénombre, en effet, environ un négociant pour 150 à 200 habitants, ce qui représente 0,5 % des Lavallois, un chiffre comparable à ceux observés dans d’autres villes (Bordeaux ou Marseille entre autres). Néanmoins, l’étude des familles composant la profession permet de déterminer que celle-ci n’est pas si ouverte qu’il y paraît : en 1732 par exemple, 19 négociants sur les 63 recensés portent le patronyme Duchemin et 12 autres négociants, sans en porter le nom, sont également apparentés à cette famille, qui regroupe donc à elle seule la moitié de la profession à cette date! La localisation des négociants dans la ville, également déterminée grâce aux rôles de taille, est assez édifiante : que ce soit en 1732 ou en 1791, la plupart d’entre eux vivent paroisse Saint-Vénérand, dans un périmètre restreint dont l’épicentre est la Grande Rue du Pont de Mayenne, véritable artère commerçante de la cité. Ainsi, Ambroise Duchemin de Beaucoudray et l’un de ses fils sont installés rue du Hameau en 1732, pendant que son autre fils et Claude-Nicolas Matagrin vivent rue de Paradis. Ajoutée à leur faible importance numérique, l’existence de ce quartier négociant dans la ville est un premier indice révélateur de l’existence d’un microcosme.

L’établissement des généalogies de ces hommes en est une autre preuve. Dans neuf cas sur dix, les négociants lavallois sont natifs de Laval et les déplacements géographiques comme l’entrée d’étrangers à la ville constituent systématiquement l’exception. Les deux familles retenues sont, en cela, fort différentes.Origines géographiques des négociants (1732-1791) Les Duchemin de Beaucoudray, très représentatifs de l’ensemble des membres de la profession, sont l’un des rameaux de la grande famille Duchemin, installée depuis le XVIe siècle à Laval, paroisse Saint-Vénérand, où tous les membres de la famille voient le jour, se marient et décèdent. A contrario, les Matagrin viennent de Champagne, le premier membre de la famille venu s’installer à Laval, Claude-Nicolas Matagrin, étant natif de Troyes. Son implantation dans la capitale du Bas-Maine n’est pas anodine : les Matagrin sont déjà négociants en toiles et ils ont des rapports commerciaux avec certains de leurs confrères lavallois. Outre un certain savoir-faire champenois qu’ils vont apporter dans le Bas-Maine, il est probable que les membres de cette riche famille aient souhaité créer une succursale dans la région. Cependant, à compter de l’installation de Claude-Nicolas Matagrin à Laval, le comportement de la famille devient identique à celui des Duchemin de Beaucoudray et tous les événements familiaux vont ensuite se dérouler dans la ville. Cette stabilité géographique et la quasi-absence d’étrangers à la ville parmi les membres de la profession sont des traits éminemment spécifiques au négoce lavallois. Dans beaucoup d’autres villes du royaume, les proportions de négociants originaires de la ville où ils exercent sont nettement inférieures (entre 30 et 50 %) et le groupe paraît donc ici beaucoup plus replié sur lui-même. Les origines sociales des négociants lavallois confirment globalement cette impression. Majoritairement fils de négociants, ou de commerçants en général (marchands et négociants), ils succèdent donc régulièrement à leur père dans leur activité. Ils se marient également dans le même milieu, même s’il n’est pas rare de les voir s’allier dans le monde des offices et professions libérales. Compte-tenu d’une faible mobilité et en présence d’unions célébrées dans un milieu social resserré, on s’aperçoit que les liens de parenté entre les membres du négoce lavallois sont très nombreux. Environ un quart des unions est précédé d’une dispense de consanguinité – plusieurs exemples en sont donnés dans les familles Matagrin et Duchemin de Beaucoudray, tels Ambroise Duchemin et Anne Duchemin, son épouse, ayant un couple d’arrière-grands-parents communs, ou Charles Matagrin, dont le grand-père maternel est aussi l’arrière-grand-père de son épouse, Félicité Le Tourneurs –, un taux largement supérieur à celui constaté pour l’ensemble de la population. C’est un autre indice du caractère microcosmique de la profession.

Celui-ci est aussi très perceptible à l’examen des rapports des négociants avec les autres catégories de la population. Leurs relations sociales les mènent, de fait, en priorité vers leurs confrères et leurs familles, ainsi que vers les offices et professions libérales, les bourgeois, les ecclésiastiques. L’examen des invités aux événements familiaux (choix des parrains et marraines, invités aux contrats de mariage), la participation des négociants lavallois aux réseaux de sociabilité de la ville (société du Jardin Berset, loges maçonniques notamment) sont autant d’éléments qui confirment qu’on se trouve face à un milieu soudé, qui vit en vase clos, une sorte d’entre-soi, difficile à intégrer si l’on ne fait pas partie d’une des principales maisons négociantes de la place. La place à part des négociants dans la population urbaine se dénote également dans leur niveau de fortune. Leurs cotes d’imposition sont généralement élevées (dans un rapport de 1 à 5 ou 6 en comparaison de celles des autres citadins), comme les apports aux contrats de mariage ou les actifs des inventaires après décès. Le mode de vie de ces familles est l’ultime témoignage de l’existence d’un microcosme. Disposant d’objets en nombre et de valeur (abondance des ustensiles de cuisine témoignant d’habitudes alimentaires variées, de linge de maison, comme cette centaine de draps trouvée chez Joseph Matagrin, preuve d’un souci de l’hygiène), les négociants lavallois vivent généralement dans des logements confortables, sans véritable ostentation, même si les objets luxueux ne sont pas rares. Ils disposent souvent de maisons de campagne, où ils reçoivent à la belle saison les catégories sociales aisées qu’ils côtoient au quotidien.

Il ressort donc de l’étude des aspects sociaux de l’histoire des négociants lavallois l’image d’un groupe social très soudé, à l’identité forte et difficile à pénétrer pour qui n’est pas natif de Laval et issu des familles qui le composent. Ces négociants ont, sans aucun doute, régulièrement cherché l’ascension sociale et ont été, notamment, attirés par la noblesse mais rares sont finalement ceux qui y parviennent comme Jean-Baptiste Duchemin de Mottejean. La Révolution, qui éclate en 1789, va leur donner l’occasion de jouer le rôle politique dont ils ont été privés jusqu’alors.


– Publications SAHM –

Laval 18° PitouQuelques exemplaires du supplément n°6, Laval au XVIIIe siècle, édition d’une thèse
de doctorat soutenue en 1994 par Frédérique PITOU, maître de conférence d’histoire
moderne à l’Université du Mans, sont encore disponibles au siège de la Société.
« Laval est au XVIIIe siècle le centre d’une manufacture dispersée. Le tissage des toiles de lin
fait vivre tout un peuple de « tissiers » installés dans de véritables quartiers ouvriers, et
assure de substantiels profits à un groupe de négociants qui partagent avec les officiers la
gestion de la ville, en figeant parfois l’évolution ».


 

 

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